Ce que l'expérience du Vendée Globe questionne
Terre bercée par le cycle des marées, l’odeur iodée des embruns caressant les dunes, la Vendée est aussi le point de départ d’une course unique, à la voile, autour du monde. Une course qui fascine beaucoup les « Terriens » restés au quai.
Si on l’appelle aussi « l’Everest des Mers » et que les marins la considèrent comme une consécration, c’est parce qu’on y retrouve son goût pour les grands espaces, pour l’audace et la liberté quel qu’en soit le prix. Le Vendée Globe, véritable épopée solitaire, est un voyage où l’océan devient à la fois un défi et un miroir de l’âme humaine.
Tous les 4 ans, les navigateurs qui se lancent dans cette aventure réalisée seul, sans escale et sans assistance, partent à la conquête du vide, du silence et de la liberté. Loin des regards, entourés par l’immensité bleue, ils sont en quête de quelque chose de plus grand qu’eux-mêmes, quelque chose d’indéfinissable qui les lie à l’infini du monde marin.
Le Vendée Globe, c’est un voyage où chaque vague qui déferle contre la coque rappelle que la mer est à la fois beauté et violence. Les marins, sans autre complice que leur bateau, créent avec cet espace sauvage une relation intime, où le vent murmure des secrets et où chaque silence devient une réponse, sous les reflets de la lune argentée.
On pourrait dire que le Vendée Globe est une poésie de l’effort, où la mer, par ses tempêtes et ses calmes, dicte les mots du récit. Ces mots sont marqués dans les gestes, les choix, les sacrifices. Comme une mélodie qui se joue au rythme des vagues, ce lien entre le marin et son environnement dépasse la compétition : il est un hymne à la persévérance, une danse fragile sur la ligne de l’extrême.
En eux, une passion se crée, une dépendance presque mystique envers cette course, comme une quête où le but n’est pas seulement de franchir la ligne d’arrivée, mais de se retrouver, transformé, dans la lumière douce de l’aube, après des jours passés à se mesurer à l’océan. Le Vendée Globe n’est pas qu’un défi sportif, c’est une invitation à se perdre pour mieux se retrouver.
Une expérience inédite qui peut nourrir une multitude de réflexions sur l’existence, la nature, la liberté, la souffrance, l’échec, la performance, et le rapport du corps et de l’esprit. Ces thèmes touchent à des questionnements universels, qui s’ancrent dans la réalité de notre actualité et qui donnent une consistance tangible aux ateliers de philo pratique !
Déclencheur impro-philo
Commençons par une visualisation individuelle
Fermez les yeux et soyez marin du Vendée Globe, le temps de ce début d’atelier. Dans quel état d’esprit vous trouvez-vous? Quelles émotions vous traversent? Prenez le temps de les ressentir de la manière la plus authentique et sincère possible. C’est important pour ensuite penser vrai lors de nos échanges, et pas de façon théorique, académique et déconnectée. Ancrez-vous dans l’expérience, les deux pieds dans l’eau, le vent fouettant votre grand voile, la peau rugueuse et tannée par le soleil et les embruns. C’est vous, sur le pont, fier et profond, qui êtes sur le point de quitter vos proches pour un voyage où vous seul serez maître à bord. C’est vous, qui affrontez les 40e rugissants et la houle croisée des mers du sud. C’est vous à qui les albatros et les baleines rendent visite.
Faites équipage!
Regroupez-vous: formez équipe pour sonoriser l’expérience que vous venez de vivre. Vous pouvez imaginer que vous créez collectivement une bande son pour la scène de film que vous venez de vivre. Apportez chacun tour à tour un nouvel élément vocal ou rythmique régulier et répété. Adaptez-vous les uns les autres pour que la bande son finale soit cohérente et maintenez-la quelques minutes. Prenez le temps de ressentir l’effet qu’elle crée. Parfois, un élément sonore de votre camarade a pu vous surprendre, être en discordance avec ce que vous aviez l’intention d’amener. C’est ok, adaptez-vous pour l’instant et on débriefe plus tard. Ce décalage entre votre tapis sonore et celui d’un autre illustre un écart de représentation, qui peut révéler une contradiction conceptuelle, et d’où pourra découler une question philo très pertinente et profonde.
Puis tour à tour, les uns après les autres, énoncez tous les mots qui vous viennent en tête sur ce que vous avez vécu. N’y réfléchissez pas trop pour l’instant. Faites confiance à votre spontanéité. Chaque mot énoncé doit être en lien direct et justifiable avec le précédent. Cette chaîne de mots révèle des associations inconscientes et schémas de représentation qu’il est essentiel de rendre visibles, pour soi-même et pour les autres. Que l’on sache d’où l’on part, au moins! Si la connexion n’est pas perçue comme valide ou suffisamment explicite, les participants-observateurs de l’exercice peuvent à tout moment faire retentir leur sirène et demander au groupe de proposer des hypothèses de justification. On ne demande pas en premier lieu à celui qui a proposé l’idée. Laissez à l’imagination et à l’empathie cognitive le temps et l’espace de s’exercer, sans précipitation. Des liens logiques formés, laissons-nous nous étonner, dégager des thèmes phares et contradictions éventuelles, puis formuler quelques problématiques alléchantes. Et voici quelques pistes retenues dans nos filets:
La quête de la liberté
Le Vendée Globe peut être vu comme une grande aventure pour chercher la liberté. Le marin, seul face à l’immensité de l’océan, essaie de se dépasser, de fuir les contraintes et les limites du monde autour de lui. Mais cela fait réfléchir :
- C’est quoi, la liberté ?
- Est-ce être complètement seul, dans l’isolement complet ?
- Ou bien est-ce réussir à se réaliser en affrontant des défis ?
- Et jusqu’où peut-on être libre si on a besoin des autres, comme des technologies ou de l’aide (comme le support logistique) pour réussir ?
La solitude existentielle
L’intense solitude ressentie parfois pendant cette course invite à des questions importantes sur la vie et le sens qu’on lui donne, la résilience et le dépassement de soi . Être seul, sans parler à personne, peut pousser à réfléchir :
- Est-ce dans la solitude qu’on trouve le sens de sa vie, ou bien est-ce une épreuve qui met en évidence l’absurdité de l’existence ? Autrement dit, est-ce qu’on trouve le sens de sa vie dans la solitude, ou est-ce que la solitude montre à quel point la vie peut sembler étrange et sans but ?
- Etre seul, est-ce être vraiment libre et autonome, ou est-ce plutôt un moment où on se sent petit, fragile et vulnérable face à l’immensité du monde?
La résilience et l’éthique du dépassement de soi
- Qu’est-ce qui motive ces marins à repousser autant leurs limites physiques et mentales ?
- Est-ce juste une question de force de volonté, ou est-ce une façon d’échapper à quelque chose dans leur vie ?
- Et est-ce que c’est vraiment juste, d’un point de vue moral, de prendre des risques aussi grands juste pour une performance, une compétition ou pour se prouver quelque chose à soi-même ?
- Alors que les proches restés au quai peuvent être dans le même temps soumis à un stress continu… Avons-nous une responsabilité de nos propres actes vis-à -vis des autres?
Le rapport à la nature et à l’environnement
Le Vendée Globe fait réfléchir sur la façon dont l’homme se connecte à la nature: il se déroule dans un environnement naturel, l’océan, qui échappe largement au contrôle humain. Pourtant, les marins sont des créatures de culture : ils naviguent sur des bateaux sophistiqués, utilisent des technologies avancées et suivent des protocoles rigoureux.
- L’homme, en affrontant la nature dans le cadre du Vendée Globe, est-il simplement un humble observateur ou cherche-t-il à s’imposer sur elle ?
- L’homme devrait-il se considérer comme faisant partie intégrante de la nature, comme une force qui doit la dominer ou comme une poussière qui doit s’y soumettre et s’y adapter?
- Jusqu’où pouvons-nous contrôler notre destin, et quand devons-nous accepter notre impuissance face à des forces extérieures ?
La confrontation avec la mort
Les risques liés aux dangers rencontrés sur le parcours du Vendée Globe, avec des conditions extrêmes, font réfléchir sur notre rapport à la mort.
- Est-ce que la peur de mourir nous empêche d’être vraiment libres, ou au contraire, est-ce que savoir qu’on peut mourir donne plus de valeur à chaque instant qu’on vit ?
- Les marins, eux, naviguent tout le temps entre la sécurité et le risque, entre leur instinct de survie et leur désir de réussir ce défi. Faut-il accepter la mort pour mieux comprendre la vie?
La compétition individuelle et la solidarité communautaire
Même si le Vendée Globe est une course en solitaire, c’est avant tout une aventure humaine, avec une vraie communauté autour : la camaraderie entre marins surpasse l’esprit de compétition, l’entraide en cas de soucis, le soutien du public…
- Est-il possible de vouloir gagner, d’être compétitif, tout en restant sincèrement lié aux autres ?
- Comment une compétition aussi intense influence-t-elle les relations humaines ?
- Quel ciment super résistant fonde toute communauté?
- Et dans un environnement aussi difficile, quelle importance ont la solidarité et l’entraide pour surmonter les défis ?
Le rapport à la technologie et au corps humain
Les marins utilisent aussi des outils technologiques de pointe pour naviguer, mais ils doivent affronter une grande fatigue physique et mentale.
- Alors, quelle est la bonne place de la technologie dans ce type de défi personnel ?
- Le challenge perd-il un peu de sa valeur quand la technologie intervient?
- Est-ce qu’on devient moins humain en dépendant trop de la technologie, ou est-ce qu’elle nous permet d’aller au-delà de nos limites naturelles ?
L’équilibre entre le déterminisme et le libre arbitre
La navigation dépend pour une grande part de forces extérieures comme la météo et les conditions de la mer.
- Jusqu’à quel point les marins peuvent-ils vraiment décider par eux-mêmes dans un contexte aussi contraint ?
- Leur destin est-il contrôlé par ces éléments extérieurs, ou bien ont-ils la possibilité d’agir, grâce à leur expertise et leur volonté, pour influencer ce qui leur arrive ?
- Quelle place joue la part de hasard et de chance dans la course?
Cette réflexion rejoint le débat entre le déterminisme (où tout est influencé par des forces extérieures) et le libre arbitre (où chacun peut choisir et agir selon ses propres valeurs).
La notion de « sacrifice » et la quête de sens
Participer au Vendée Globe demande de grands sacrifices : s’éloigner de ses proches, affronter des dangers, vivre des privations et une profonde solitude.
- Mais ces sacrifices sont-ils justifiés par le sens que chaque marin trouve dans cette aventure ?
- Comment peut-on expliquer ce choix de se lancer dans des défis extrêmes ou qui semblent inutiles
Cela pourrait être une quête de sens à travers le sacrifice et la souffrance, comme l’ont évoqué des penseurs comme Nietzsche ou Kierkegaard. Pour eux, la souffrance peut être un moyen de dépasser ses limites et de découvrir un sens profond à la vie.
L’homme face à l’inconnu et à l’imprévisible
- L’océan, avec son imprévisible et son inconnu, est un véritable terrain de réflexion sur la manière dont l’homme fait face à l’incertitude. Que faire face à des événements qu’on ne peut pas prévoir ?
- Dans le Vendée Globe, les marins doivent sans cesse s’adapter et prendre des décisions sans garantie de succès. Cela nous invite à réfléchir : comment accepter l’incertitude dans nos propres vies ?
- Comment surmonter la peur de l’inconnu et avancer malgré tout ?
L’esthétique de l’extrême
Avec son mélange de spectacle et de danger, le redoutable Vendée Globe nous pousse à réfléchir sur ce qui rend l’extrême esthétique.
- Pourquoi trouve-t-on du beau dans une aventure si dure et risquée ?
- Pour certains, le défi et la performance reflètent une quête d’idéal ou d’absolu, une recherche presque artistique de dépassement.
- Peut-on alors voir cette expérience comme un acte esthétique en soi ?
- Et l’esthétique peut-elle vraiment se révéler dans des situations aussi extrêmes, où le danger et la lutte pour survivre dominent ?
Le Vendée Globe plonge les marins dans des expériences proches du sublime, mêlant admiration et terreur face à une beauté qui dépasse l’humain.
- Lorsqu’ils se retrouvent face à l’immensité et à la violence des forces naturelles, les marins ressentent-ils ce sublime, cette confrontation avec quelque chose d’à la fois colossal, grandiose et écrasant ?
Ces moments, souvent vécus dans la solitude ou au cœur de tempêtes impressionnantes, pourraient être un catalyseur pour repenser leur vision du monde et de leur propre existence. Le sublime, dans ce contexte, devient peut-être une clé pour comprendre la place de l’homme face à la nature et au cosmos.
Le rapport à la vitesse et à l’immédiateté
À une époque où tout va vite, où l’information et la consommation s’accélèrent, le Vendée Globe offre une parenthèse de coupure à propos de notre rapport au temps.
- Pourquoi choisir une aventure si longue, où tout se déroule loin de la vitesse et de l’immédiateté ?
- Cette lenteur extrême peut-elle permettre de retrouver un rapport plus authentique au temps, une sorte de pause face au rythme effréné du monde moderne ?
- Ou bien, même dans cette expérience, l’homme reste-t-il emprisonné dans un rapport rentabilisé au temps par les exigences de performance et de rapidité de notre époque ?
Le rôle du défi physique et mental dans la construction de soi
Le Vendée Globe pousse le corps et l’esprit à leurs extrêmes, faisant du dépassement de soi une quête centrale. Mais cela amène à se demander
- Découvre-t-on vraiment qui l’on est à travers ces épreuves, ces moments où l’on frôle l’échec et où l’on affronte ses limites ?
- Ou bien, en cherchant toujours à surmonter les obstacles, l’individu risque-t-il de perdre une partie de son essence, submergé par l’effort ?
La nature du courage
Le courage des marins qui participent au Vendée Globe, affrontant des dangers extrêmes chaque jour, nous pousse à réfléchir sur la nature même du courage.
- Est-ce un acte de bravoure pure, de témérité (distinction conceptuelle), ou le résultat d’une préparation et d’une rationalité calculée ?
- Peut-on réellement parler de courage quand tout est planifié au mieux, ou bien le véritable courage réside-t-il dans l’acceptation de l’incertitude et de l’imprévisible ?
Cette question prend un sens particulier dans notre monde moderne, où la technologie tend à minimiser les risques, mais où le danger et l’inconnu restent inévitables dans certaines expériences humaines.
La réconciliation avec la souffrance
La douleur physique et la résilience mentale exigées par le Vendée Globe peuvent être vues comme une manière de se réconcilier avec la souffrance. Dans une société où la souffrance est souvent perçue comme un mal à éviter à tout prix, les marins choisissent, au contraire, de s’y confronter. Alors, la souffrance est-elle une part essentielle de l’existence humaine et de la quête de sens ? Peut-elle être transcendée ou utilisée comme un levier pour l’accomplissement personnel ? Cette course, dans toute sa rudesse, invite à repenser le rôle de la souffrance dans la construction de ce qui donne un sens à la vie.
Le sens de l’absurde et la recherche de sens dans un contexte extrême
La question de l’absurde, qui traverse l’œuvre d’Albert Camus, trouve une résonance particulière dans l’expérience du Vendée Globe.
- L’homme qui se lance dans cette course sans aucune garantie de réussite, face à des dangers incalculables, est-il un Sisyphe moderne ?
- Comme la benjamine de la course 2024-2025, Violette Dorange, l’a dit avec un trait d’humour en pleine tempête intertropicale: “Faut être un peu barjot, hein?” La recherche de sens dans un cadre où l’on se confronte à l’inconnu et à l’imprévu peut-elle être vue comme une forme d’absurde ?
- Les marins, comme les héros de Camus, sont-ils condamnés à un éternel recommencement, où chaque nouvelle épreuve, bien que symbolisant un défi, semble être vaine face à l’immensité du monde naturel ?
Le rapport à l’échec et à la finitude humaine
Bien que marqué par la quête de réussite, le Vendée Globe intègre l’échec comme une réalité inévitable. Les marins savent que l’abandon fait partie du jeu, que les forces de la mer, les erreurs humaines ou les pannes mécaniques peuvent les contraindre à arrêter. Mais alors, qu’en penses-tu? :
- L’échec est-il une perte définitive ou plutôt une étape nécessaire qui permet de redéfinir son parcours ?
- Comment l’échec influence-t-il notre identité et notre quête de sens ?
- Est-ce dans l’acceptation de l’échec que l’on trouve la possibilité de se réinventer et de donner un nouveau sens à son existence ?