Impro-philo: Quand la spontanéité et le jeu
servent de matériaux de base à la réflexion
Ca vous étonne? Tant mieux, de la contradiction nait la réflexion!
Improvisation théâtrale et réflexion philosophique, voilà deux termes qu’il ne vous viendrait peut-être pas à l’esprit d’associer spontanément. Qu’est-ce que la spontanéité et le jeu peuvent bien avoir affaire avec le temps long de la pensée argumentée et nuancée?
Pourtant, quiconque s’est déjà frotté à l’exercice de l’improvisation au théâtre a probablement expérimenté un vertige, celui d’être mis face à face avec soi-même et face à ses propres contradictions. Or, quoi de plus stimulant et puissant que la contradiction pour nous pousser à remettre en question nos idées préconçues, à explorer de nouvelles perspectives et à affiner nos arguments. Parfois, ce sont les désaccords ou les paradoxes qui stimulent la pensée créative et font évoluer l’appréhension des concepts, leur définition fine et leurs limites.
Génèse de l’impro-philo à Perspicosm
Tout débute dans le cadre d’activités d’enseignement du français langue étrangère (FLE) auprès d’étudiants non-allophones. Pour nous, il est essentiel de comprendre que la langue est bien plus qu’on outil de communication. C’est une appréhension particulière du monde, avec ses manières propres de nommer et de délimiter le réel. Quiconque veut honnêtement maîtriser une nouvelle langue et com-prendre profondément son implicite culturel doit donc lâcher prise et renoncer à l’outillage conceptuel auquel il est accoutumé dans sa langue première. Ceci passe nécessairement par une qualité d’écoute active poussée et une aptitude à l’empathie cognitive. Un constat crève les yeux: ces compétences ne vont pas de soi, loin s’en faut. Nous avons donc imaginé un espace dédié ayant pour but d’accompagner ces étudiants à cultiver leur ouverture d’esprit et à réfléchir au-delà de leurs biais culturels. Par la suite, la structure s’est élargie aux échanges avec les francophones.
L’organisme éducatif indépendant Perspicosm né pour servir cet objectif, a ainsi développé peu à peu des outils adaptés à ce public culturellement hétérogène. Il s’agissait d’offrir une plateforme d’expression encadrée et rigoureuse, étayée par des activités créatives facilitant la visibilisation de contradictions, en partie culturelles, sans tomber dans la caricature ou le relativisme. Les ateliers de philosophie pratique répondaient à cette démarche. A condition de les reconfigurer légèrement. Souvent, des supports extérieurs sont proposés comme autant de stimuli déclencheurs à la problématisation. Cependant, l’implicite culturel dont ils sont parfois chargés induisait des biais que nous souhaitions justement éviter. D’autant plus que nous avions assez de matière à divergence philosophique entre nous-mêmes -de part la mixité culturelle de nos groupes- pour nous payer le luxe d’en faire fi. Une véritable richesse, un puit de contradictions interculturelles dans lequel puiser des questionnements philosophiques. Il nous a paru naturel de l’exploiter comme matière première de notre réflexion. C’est donc dans le contexte d’ateliers de philosophie pratique en milieu interculturel et plurilingue que l’exploration de cette piste “impro-philo” s’est peu à peu développée.
Révéler les "prétendues" évidences par l'impro-philo
Rien ne va de soi: Prenez la peine d'enfoncer des portes ouvertes!
Comment rendre visible les contradictions entre nos représentations conceptuelles diverses? Par quel type de médiation peut-on instaurer les conditions favorables à l’émergence des structures de pensée inconscientes ancrées en chacun? C’est de ces questionnements qu’est née l’idée de mettre l’improvisation théâtrale au service de la réflexion.
De la spontanéité des exercices d’improvisation surgit sans filtre des schémas de pensée inconscients, des cheminements logiques qui nous sont propres et qui découlent de nos expériences, des milieux sociaux et culturels qui nous ont façonnés. Des schémas de pensée qui sous-tendent beaucoup de nos raisonnements. Dans le jeu théâtral improvisé, tantôt une réplique chargée de lourds présupposés nous échappera. Certaines fois, nous en serons les premiers surpris. D’autres fois, c’est l’étonnement qu’elle éveillera chez les autres qui nous incitera à nous interroger sur sa validité ou sur les causes contextuelles de son fondement. “La teneur de mon intervention ne coulait-elle donc pas de source?“ s’interrogera-t-on. Tantôt un geste, une mimique, ou une réaction au jeu de notre partenaire théâtral suscitera chez les spectateurs étonnement, révolte ou acquiescement. Des émotions qu’on aurait tort de balayer d’un revers de main tant elles révèlent les fondements de notre jugement. En effet, elles en disent long au sujet de ce qu’on tient pour acquis, de ce qu’on considère comme normal.
A propos, un jeu dérivé d’un aspect de ces « prétendues » évidences a été lancé par Perspicosm fin 2024. Il s’agit d’épingler les expressions idiomatiques qu’on prend pour acquises afin d’en nuancer la portée par l’effort de contextualisation. On vous invite à y participer!
Quand, au cours d’un dialogue à visée philosophique, comme dans la vie quotidienne, un désaccord ou une incompréhension surgit, à quoi cela sert-il de défendre sa position chacun dans sa bulle contextuelle? Il y aura opposition frontale, jugement a priori d’après son propre référentiel contextuel et manque d’écoute aussi longtemps que chacun restera cantonné dans son univers de représentation. Il coûte moins d’énergie improductive et de temps de remonter plutôt à la cause profonde sous-jacente du désaccord. Une cause pas souvent aisée à exprimée faute d’être reconnue comme telle et bien définie. Ces “causes premières” sont souvent si profondément ancrées qu’elles passent pour des évidences structurelles. Mais il y a fort à parier que nos prétendues “évidences”, une fois soumises au crible du tamis de l’improvisation et des interprétations croisées entre participants, ne vont pas tenir longtemps. C’est alors que leur mise en doute ouvre le champ à la réflexion, à partir des contradictions émergentes des représentations du groupe lui-même.
Il est nécessaire de prendre le temps de mettre de l’eau dans son vin conceptuel, afin de ne pas sombrer dans la dérive du dogmatisme malgré nous. Ce pas de côté salvateur ne signifie pas que tout se vaut ni que tout est relatif. Il signifie simplement qu’on ne peut pas faire l’impasse sur cette habileté de pensée fondamentale: la contextualisation.
Concrètement, comment l’improvisation théâtrale fait-elle naitre la réflexion?
1. Préparez un terreau favorable de cohésion pour faire germer la réflexion collaborative. Faire corps en équipe, n’est-ce pas une condition sine qua non à la coopération autour d’une enquête ? Nous voulons éviter que chacun cherche à avoir raison dans un esprit compétitif contre productif dans ce cadre. Nous souhaitons au contraire que chacun soit mobilisé pour co-construire une réflexion dans un esprit de collaboration. Rien de tel que des exercices théâtraux pour fédérer un groupe, créer une synergie rassurante et instaurer ce climat de confiance en soi et en les autres qui libérera la parole.
2. Par ailleurs, certaines catégories d’échauffement théâtral arrivent à point nommé pour poser le groupe, amorcer un ralentissement de rythme introduisant celui de la pensée réflexive. Dans le même temps, ces exercices visent pour nous à renforcer à coup sûr la concentration et la focalisation. Compétences qu’il faudra mobiliser lors des échanges verbaux au cours de la discussion à visée philosophique.
3. Par l’impro-philo, nous introduisons le jeu dans un processus critique jugé parfois austère car rigoureux. Rigoureux, oui, mais qui ne rimera pas avec austère dans notre cas, puisque ce processus va être souvent déclenché par le rire. La mise en action du corps, les situations burlesques imprévues, les réactions dans lesquelles le spectateur se reconnaît, la caricature, l’auto-dérision, etc. Les scènes théâtrales produites jouent et se jouent de l’écart. Un jeu opportun. Car qui dit décalage dit rire (clin d’oeil à Henri Bersgon en passant) et qui dit rire dit qu’il y a un fil de réflexion potentiel à tirer.
4. L’avantage de l’improvisation en atelier réside dans son ancrage sur le terrain. D’abord, on pense à travers le corps, « les bottines avant les babines ». Puis nous partons d’une situation interprétée d’après la réalité vécue et perçue par les participants. Cela augmente d’autant l’impact de la démarche qui fera écho dans leur quotidien.
Par exemple, le jeu de l’instantané ou des statues permet de visualiser physiquement l’appropriation que chacun s’est construite autour d’un concept abstrait. Les participants sont en cercle, dos au centre afin de n’être pas influencés les uns les autres. L’animateur énonce un concept (le travail, la justice, etc.), laisse 5 secondes au groupe pour faire vivre ce concept mentalement à travers leur corps, et au clap, chacun se retourne et se fige sous la forme allégorique de ce concept. De l’observation et des interprétations croisées vont naître d’elles-mêmes des tentatives de définition, voire des distinctions conceptuelles fines, qui déboucheront sur d’éventuels questionnements philosophiques.
Jeu de l’instantané ou des statues
5. Être attentif à ce qui se joue en amont du temps de réflexion posée proprement dite, c’est déjà philosopher. C’est dans l’immédiateté prise sur le fait, la main dans le sac, que se dévoilent les axiomes de bases les plus insoupçonnés de notre jugement critique.
L’improvisation peut être sollicitée en tant que déclencheur de la problématisation, en amont de la discussion. C’est ce que le jeu précédemment décrit a montré.
Mais elle peut aussi intervenir au milieu de l’atelier, pour aider à faire reprendre de l’épaisseur problématique au sujet ou pour redynamiser un dialogue qui s’essouffle en raison d’un consensus qui s’est établi entre les membres du groupe. Risque que court toute discussion à visée philosophique et qui fait partie des défis les plus challengeants à relever pour l’animateur. Réintroduire de l’enjeu, du dilemme et de la contradiction est souvent nécessaire. A travers différentes catégories de jeux et exercices d’improvisation, quand l’occasion s’y prête au cours de la discussion, on peut travailler spécifiquement telle ou telle habileté de pensée (tels que définies par M.Lipman).
Extrait d’une session « Entre Nous » pour médiateurs philo – décembre 2024 (thème général: le temps)
Par exemple, proposons un exercice en cercle, appelé “qui dit X dit Y”. Tour à tour et en rythme cadencé -pour forcer l’immédiateté et faire “parler l’inconscient”- chacun énoncera un mot en relation directe avec le précédent de sorte à constituer une chaine d’association d’idées. L’incantation de ces liens logiques de cause-conséquence pourra être interrompue à tout moment et une association pourra alors être objectée par des participants observateurs qui solliciteront alors l’avis du groupe. Faisons appel à l’empathie cognitive du groupe avant de demander à l’intervenant de justifier son propre choix. Le jeu nous invite à rendre compte du contexte qui oriente notre jugement ou notre représentation malgré nous et en dépit de notre bonne foi.
Il faut du courage pour changer de paradigmes, mettre en sourdine ses repères conceptuels le temps de l’exercice, rendre compte des matériaux à partir desquels on pense ce qu’on pense et tantôt les affiner, tantôt les corriger. C’est justement parce qu’on ose regarder en face ses axiomes et admettre leur caractère non absolu qu’on peut mener une réflexion juste, nuancée, et contextualisée, au nom de l’honnêteté intellectuelle. Dans la rigolade de l’impro-philo, on ne se prend pas au sérieux à travers ce processus. C’est précisément parce qu’on joue qu’on est d’autant plus sérieux vis-à-vis de la démarche réflexive coopérative.