Bribes de mémoire
« Poète est celui-là qui rompt pour nous l’accoutumance ». De toutes les citations que je devais faire miennes pour passer les concours littéraires de l’ENS, nombreuses sont celles qui se sont envolées vers des confins ignorés de ma mémoire, mais celle-ci, elle m’est apparue à l’instant comme une évidence au moment de vouloir disserter sur le sujet poétique dans ce blog. Etrange ? Pas tant que ça quand on sait que la mémoire ne fonctionne bien que par association….
Oui, parce que ce que je ne vous ai pas dit, c’est qu’à ces quelques mots sont associés très nettement dans mon souvenir une kyrielle de fragments, de sensations: je revois la petite écriture noire de la citation au milieu de la page nue, une feuille A4 dont le maigre contenu devait nous tenir en haleine les six prochaines heures ; je perçois encore la pénombre humide de ce froid couloir dans lequel nous attendions l’arrivée du professeur de lettres sur le pas de notre salle de classe d’hypokhâgne; je ressens cette douce complicité dans le regard entre cet homme élancé et blagueur mais non moins sérieux et l’un de mes camarades, le boss des lettres parmi nous tous. L’intuition de ce dernier n’avait pas failli : effectivement, nous aurions bien à disserter ce jour-là sur la célèbre citation de Saint John Perse. Mais comment avait-il deviné ? Ne cherchez pas, Monsieur le Professeur, n’y voyez aucun vice ou aucune tentative de fraude ; seule l’intuition l’avait conduit à anticiper vos intentions. Nous voilà bientôt en train de plancher sur notre sujet de dissertation, un samedi matin pluvieux –comme à l’accoutumé, le samedi matin, c’était le temps des devoirs sur table : « Commentez. Vous avez six heures »
Se faire voyant
L’intuition, justement, ce don que rien de rationnel ne saurait expliquer, n’est-ce pas d’ailleurs une vertu poétique : tenter de capturer ce qui échappe à la raison ? Hors de toute preuve tangible, être visionnaire ; « se faire voyant », mais oui ! Nous y sommes, nous rejoignons Arthur Rimbaud sur ce point. Par son génie intuitif, notre cher camarade venait de dévoiler à son insu une des clés de l’énigme. Vous observez maintenant le silence de la salle studieuse, nous vous voyez le regard absorbé, le visage plongé dans des considérations profondes et des circonvolutions de la pensée qui font notre délice quotidien. Ressentez-vous comme ces bribes de souvenirs m’ont marquée. Rien de mieux que la poésie pourrait rendre à cet instant sa véritable authenticité ; je vous transporterais alors dans l’univers qu’était le nôtre à cette période de notre vie, une période pendant laquelle –c’était vers nos 20ans – tout semblait possible et atteignable, une période où chaque instant avaient une saveur d’éternité et où rien d’important ne pouvait être mesuré à l’auge de la rationalité tant toute expérience était vécue avec une intensité décuplée et dans un temps suspendu. Ce sont ces intenses instants que le poète, cet artisan des mots et de leur évocation, tente de transcrire pour les communiquer à qui voudra bien oser l’expérience du voyage dans les mots.
C’est précisément en cela que le poète, cet accordeur de sons et de sensations, travaille le langage au corps, à la manière d’un forgeron. Il joue avec les sonorités évocatrices qui font submerger la sensibilité de l’instant. Pensez par exemple à la langueur du vers de Verlaine pour évoquer cette mélancolie de la saison automnale:
« les longs sanglots des violons de l’automne »
Et oui, souvenez-vous que plus un mot est utilisé, plus il s’use. Et que plus un mot est usé, plus il perd son sens. C’est bien simple, on finit par lui faire dire tout et son contraire. Triste contrepartie de la popularité ! Cette catastrophe peut conduire à de graves méprises. Mais tout ceci fera sans doute l’objet d’une communication ultérieure.
Rompre l'accoutumance.
Voir avec des yeux neufs.
Son chef d’œuvre, le poème, rompt avec le rapport familier que nous entretenons avec la langue, il nous amène à la considérer autrement, à redonner aux choses et aux concepts un autre éclairage, plus vrai, plus pur. Il remonte à la source des mots, pour leur rendre leur lettre de noblesse et leur réelle signification, tel Apollinaire qui nous rappelle que les saules pleureurs ne le sont pas sans raison.
« qui donc a fait pleurer les saules riverains »
Parfois, le poète déroute volontairement le lecteur déconcerté. Loin de rechercher une signification conceptuelle ou une finalité rationalisable, il collectionne les mots rares par seul pur plaisir de les réhabiliter, il agence leur sonorité avec la minutie d’un orfèvre sur son ouvrage. Songez seulement au Sonnet en yx de Mallarmé :
« Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx
Aboli bibelot d’inanité sonore
Car le Maitre est allé puiser des pleurs au Styx
Avec ce seul objet dont le Néant s’honore »
D’autres fois, à la manière des surréalistes, il s’abandonne à l’écriture automatique et laisse sa sponanéité s’exprimer de manière débridée, sans contrainte, révélant quasiment les méandres de l’inconscient: le lecteur se voit bouleverser sa conception de l’art littéraire pour et doit nécessairement se repositionner, questionner son approche, pour en saisir la portée.
Pour nous réveiller de notre paresse, la poésie déracine les mots, elle rompt avec l’accoutumance passive et utilitaire qui nous enferme habituellement dans une réalité étroite. En brisant le cycle des habitudes et en libérant le langage de toutes les contraintes habituelles, la poésie ne s’oppose-t-elle pas souvent à la réalité existante, ne fait-elle pas surgir un monde nouveau? Elle va au-delà des apparences, renouvelle le sens de l’univers. Dans son ouvrage Le Secret professionnel, Cocteau va même jusqu’à qualifier son rôle de dévoilement : « Elle dévoile, dans toute la force du terme. Elle montre nues, sous une lumière qui secoue la torpeur, les choses surprenantes qui nous environnent ».
La poésie peut donc, sans fausse modestie, se targuer de défier les normes du langage, et donc de la société. C’est une lutte contre la norme. Et défier la norme nous permet un recul critique, ce même recul critique auquel on devrait s’exercer quotidiennement, tel un jeu, avec l’enthousiasme d’un détective. La poésie est ce qui empêche la « rouille de la pensée » (cf. Jackobson). Un petit stretching cérébral quotidien serait tout aussi bienfaisant qu’une inscription au gym.
Osez donc la poésie! Prenez donc le temps de rompre avec l’habitude du quotidien, de mettre au ban les représentations communément admises, les valeurs partagées par défaut et qu’on ne questionne plus, même si leurs justifications restent lacunaires. Poursuivez votre exploration du monde avec l’œil neuf de l’enfant, restez à l’affut pour vivre intensément, soyez attentifs aux sensations de l’instant, pour redonner aux mots tout leur pouvoir évocateur.